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Pour faire le portrait... 1 Antoine Viader Francois Tosquelles, j’y pense souvent, jusqu’à faire son portrait. Chacun connaît le poème de Jacques Prévert : « Pour faire le portrait d’un oiseau »... En ce qui concerne François Tosquelles, il n’avait pas besoin qu’on lui dessine de cage, même ouverte.... Je me souviens du film de Ruspoli : « La fête prisonnière », tourné à saint Alban en 1961 à l’occasion d’une fête où, comme d’habitude, les villageois, les soignants et les malades se rencontraient et faisaient la fête ensemble. Je crois que Ruspoli a déniché une fenêtre dans le « château » où il y avait encore des barreaux. Ce qui pouvait justifier peut-être le mot prison... peu importe... François Tosquelles nous a quittés en 1994 sans laisser d’adresse. Bien sûr, physiquement, il gît dans le caveau familial de Granges sur Lot. Mais, nous a-t-il vraiment quittés ? Lui même l’avait dit à propos des morts : « Tant qu’on pense à eux, qu’on parle d’eux, ils restent vivants ». Pour faire le portrait de François Tosquelles, il faudrait quelques pages d’écriture. Ce serait donc une légende : Alors, écrire en pensant à lui, esquisser quelques traits de son visage, peut être... Comment le formuler ? Je ne vais pourtant pas écrire sur lui, de lui, pour lui. Pourrais je écrire « avec » lui ? Il faudrait le rejoindre à l’horizon de son paysage, de notre paysage dans un échange sans parole... Je ne parlerai que très peu d’anecdotes, de rencontres avec les uns et les autres, de ses écrits, et même, si ça se trouve, entre lui et moi. Je tenterais d’envisager sa démarche intérieure plutôt que ses mouvements extérieurs, mais peut on séparer ces deux approches... Si je me permets d’écrire ainsi, c’est que je l’ai connu, admiré et aimé et qu’il reste, pour moi, présent à ma propre pensée, aussi proche qu’avant. 1 Cet oiseau là, je l’ai bien connu. Il portait une moustache. Sans ailes, ses idées et ses paroles s’envolaient un peu partout, germant et produisant des fruits. Il gardait les pieds sur terre. Ses yeux pétillaient d’intelligence et d’humour. J’ai écrit, ailleurs, que François Tosquelles était un authentique habitant du langage. On pourrait de nouveau lui ouvrir ce lieu, comme il l’a fait pour les autres, que Henri Maldiney nomme (c’est le titre de l’un de ses livres) : « Aître de la langue et demeures de la pensé ». Donc habitant mais aussi passager. Il faut bien assumer le voyage de la vie et prendre ce train, le... « Au train où vont les choses »... d’un auteur qui n’était pas un philosophe professionnel mais un dessinateur de Bd, le dénommé « Fred ». 2 Cette petite note légère, pour souligner qu’il n’y a pas de psychothérapie sans humour, pas plus qu’il n’y a de psychothérapie sans fonction poétique du langage, bien analysée par Roman Jakobson et reprise par François Tosquelles dans sa « lecture d’In Memoriam » de Gabriel Ferrater. On pourrait même dire que l’humour, c’est la poésie de la tristesse. Je reviens à ce portrait. Je ne cherche pas à reproduire son visage comme une photo d’identité, ou comme on disait un instantané. La notion d’identité est complexe, variable et parfois fragmentée au cours des années. Donc, je ne vais pas m’attarder sur l’identité ou sur l’identification explorée depuis longtemps par les psychanalystes. Je fais une halte sur le fait d’habiter et de voyager. François Tosquelles aimait les choses concrètes. Disons, qu’il avait les pieds sur terre. On connaît ses racines catalanes, et ses convictions politiques, ses luttes avant et pendant la guerre d’Espagne, pendant l’occupation et jusqu’à sa mort. Et il n’a jamais cessé de défendre la valeur humaine de la folie. Parlons des voyages, si on veut, le voyage c’est d’abord l’exil. Traverser une frontière, à pied, et se retrouver dans un camp de concentration, où François Tosquelles n’a pas arrêté de travailler en tant que psychiatre, sans jamais séparer la théorie de la pratique. Mais il y a des mots qui en entraînent d’autres. L’exil, signifie être étranger, divisé entre sa patrie natale et sa langue maternelle, et la « protection » précaire de ne pas être emprisonné ou fusillé en Espagne. Mais, il y a autre chose. C’est le langage lui-même. C’est le langage qui divise le sujet, ou plutôt, le langage crée le sujet en le divisant. Donc, il y a d’abord l’inconscient que le langage crée et sépare du conscient ou du préconscient selon Freud ou Lacan. Ensuite, j’abrège ces nœuds entre le réel, le symbolique et l’imaginaire en suivant la pensée de Jacques Lacan. 2 Fred : décédé il y a quelques mois Il y a deux mots que l’on peut articuler dans la même phrase : l’exil et l’aliénation. Si on prend les deux préfixes, on trouve « ex », qui correspond à l’existence ou à l’exil, ce qui signifie qu’on est en dehors de soi même, ou en dehors de sa terre. Si on prend « alien » cela signifie « autre » on retrouve la phrase de Rimbaud « Je est un autre ». De toute façon, c’est le langage qui fait que les hommes existent, alors que les autres animaux vivent. Inutile de continuer dans ce registre, tentons une autre approche pour ce portrait... Je vais commencer par Henri Michaux et citer quelques phrases de l’un de ses livre « Passages » : « Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages....Et sauvage la plupart. Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ils d’autres ? De quels fonds venus ? » « Moi, ce que je voudrais, c’est peindre la couleur du tempérament des autres. C’est faire le portrait des tempéraments ». J’aimerai insister sur quelques points : À propos des traits griffonnés sans intention consciente, Michaux écrit que ce sont les caricaturistes qui saisissent ou « croquent », les aspects essentiels des caractères des visages dessinés. Mais ceux-ci travaillent sur le motif et même s’ils le font rapidement, « à la six quatre deux », par exemple ils savent ce qu’ils font. Par contre, lorsque Michaux parle des visages « sauvages la plupart » je pense à des visages jadis domestiques mais redevenus sauvages sous le regard implicite d’Henri Michaux. On ne peut pas non plus oublier la « pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss. Il ne s’agit pas à ce moment d’une pensée primitive, mais d’une pensée à l’état naissant. En continuant à suivre les démarches de François Tosquelles, je pense qu’il s’agissait de quelque chose comme ça... une pensée, toujours en éveil, même si sa position de psychothérapeute ou de psychanalyste, entraînait parfois une certaine passivité-réceptive, à l’écoute d’autrui. Ainsi, sa pensée était dans un mouvement de jaillissement, de naissance et de renaissance. Donc, sa pensée n’a jamais été domestiquée par aucun maître. Mais certains l’ont sans doute déguisé en... communiste, libertaire, asilaire, anti psychiatre etc. Pour le mettre dans tel ou tel cadre. C’est pourquoi, je parle de faire le portrait de cet homme, qui ne pourra guère entrer dans un cadre. D’ailleurs, dans les vrais portraits, comme dans l’ensemble des véritables œuvres peintes, cela déborde des limites du cadre matériel, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Ainsi, lorsque Michaux, pose cette grande question : (ces visages) « de quels fonds venus ? », on peut le développer : par exemple, je dirai que pour rencontrer le visage de François Tosquelles, je ne le chercherai pas dans cet espace limité, mais à l’horizon de ses paysages, et si c’et encore possible, dans nos paysages. Faut-il qu’on se situe dans le même paysage pour vraiment se connaître ? Je ne sais pas. Je crois que Jean Oury disait quelque chose de proche. Mais, François Tosquelles disait aussi que pour être psychiatre, il faut être étranger. Etranger à quoi ou à qui ? Sans doute à la famille au sens très large, ou à la même langue, même s’il faut appartenir à la même communauté linguistique, en tous cas, qu’il faut interpréter pour vraiment communiquer. François Tosquelles était donc étranger et exilé en France. Il lui aura fallut franchir des frontières. Exilé et étranger sans doute mais pas déraciné. On n’est pas vraiment déraciné si on conserve ses propres racines linguistiques et culturelles... Une parenthèse à propos du mot « franchir » (une frontière par exemple). Ce mot vient du mot « franc » qui désignait dès le moyen âge un homme libre, devenu aussi un homme honnête, qui dit librement ce qu’il pense. C’est un peu différent du quasi synonyme « sincère » qui désignait, lui, intègre, sans mélange. Mais si on écrit, par exemple : « sincères salutation » ce n’est qu’une formule de politesse. C’est pourquoi, le mot « franchise » correspond davantage à un dialogue sans complaisance. Je reviens au visage de François Tosquelles, et aussi à d’autres. Quand Michaux questionne : « de quels fonds venus ? » je pense en effet à l’arrière plan de l’horizon d’où émerge un visage sur un fond indécis ou plutôt, comme au cinéma un « fondu ». On pourrait aussi, entrevoir un visage ou une tête dans certains tableaux du Douanier Rousseau ; en particulier dans la série « Jungles ». Mais on peut penser que même sans aucun visage dessiné ou formé volontairement ou involontairement, des visages apparaissent, où on les reconnaît parfois, partiellement dans la nature. On retrouve justement ce genre d’interprétation dans certains tests projectifs. Je ne parle pas du Szondi, puisque ce test est exclusivement constitué de photos de visages, mais plutôt du Rorschach, où le sujet voit parfois des visages, parfois des masques... ceci dit, dans le test de Szondi, on ne peut pas négliger ce qu’on appelle l’arrière-plan, c'est-à-dire les photos des visages non choisis par le sujet qu’ils soient sympathiques ou antipathiques. Là où j’en suis, on pourrait me faire remarquer que je n’ai encore rien dit de la forme de son visage, de ses expressions, de sa moustache, où de la façon dont il tirait la langue pour se moquer de quelqu’un... Peut-être parce que je ne me place pas en face de lui, mais, situé dans son paysage, dans son jardin 3, son chantier.... En fait, toutes ses approches concernent le « Contact » au sens de Szondi et de Jacques Schotte. J’y reviendrais un peu plus loin. Pour le moment, puisque j’évoque son chantier, on pourrait parler de mains. On pourrait me dire que le travail en psychiatrie n’est pas un métier manuel, cependant, on ne peut travailler en psychiatrie sans s’occuper du corps. Celui des malades, et tous les autres... J’évoque les mains en pensant à ses expressions « mettre la main à la pâte », «avoir les mains dans le cambouis »... Je pense alors aux soignants infirmiers, aides soignants, ASH, psychiatres qui, dès qu’ils acceptent de travailler auprès des malades ne gardent pas longtemps les mains blanches. Péguy disait : « Ils ont les mains blanches parce qu’ils n’ont pas de main » 4... Tout cela remonte à l’ancien régime. Je pense aussi à la pièce de Jean Paul Sartre : « Les mains sales ». Hoederer, le dirigeant communiste s’en prend à Hugo qu’il accuse de vouloir rester pur, sans se salir les mains : « moi, j’ai les mains sales jusqu’au coude je les ai plongées dans la merde et dans le sang ». On connaît la position ambigüe de Sartre à cette époque (1948) à propos du communisme et ses ruptures avec Raymond Aron, Merleau-Ponty et Albert Camus... Finalement, la pièce se termine sans compromission je crois, quand Hugo se déclare : « non récupérable ». Un dernier mot sur les mains, ou plutôt à propos du mot doigts. (Sans doute une coïncidence si le mot doigt en Français, devient en Catalan, le « dit », qu’on peut naturellement situer dans l’espace du « dire » et du « dit » en référence à Levinas.) Mais, on sait bien qu’en psychiatrie, comme ailleurs, on se fourre parfois le doigt dans l’œil, ce qui illustre concrètement l’erreur. Sans s’appesantir sur ce mot : erreur, errance, erre... on dit souvent que l’erreur est humaine, et que si on persévère... c’est sans doute vrai, à condition cependant, que l’homme soit humain. Actuellement, on entendrait plutôt qu’on n’aurait plus le droit à l’erreur... 3 « La Lozère, c’est le jardin de Saint Alban » propos rapporté par Jacques Tosquellas son fils. 4 Dans le contexte, il s’agissait des nobles qui ne travaillaient pas. D’ailleurs, les experts ne commettent jamais d’erreur, et même lorsque leurs conclusions sont contradictoires, en économie, en politique, en psychiatrie, on n’en fait jamais d’autocritique. Un monde de certitudes, décalé de ceux qui travaillent sur le terrain, dans un monde simplement humain.... À propos des erreurs, et aussi de l’autocritique, quelques mots de Gaston Bachelard. Dans « La formation de l’esprit scientifique », Bachelard affirme la fonction positive de l’erreur pour atteindre la vérité : « Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières ». Dans l’avant propos de « La psychanalyse du feu » il insiste sur la nécessité d’une autocritique permanente. Je ne peux pas développer ici la pensée de ce grand précurseur des questions actuelles, non seulement dans les champs philosophiques, scientifiques, psychanalytiques et poétiques mais, simplement de la place de l’homme dans ce monde. Dans ce même sens, ou peut-être à contrario, François Tosquelles disait : « Si un malade vous pose une question difficile, ne cherchez pas une réponse rationnelle. Dites ce qui vous passe par la tête, et votre réponse sera proche de la cible » Revenons au registre du « contact ». Dans le système du Szondi, on ne peut pas isoler l’un des vecteur comme représentatif du caractère ou de l’attitude intérieure de quelqu’un. L’ensemble des quatre vecteurs et des huit facteurs s’articulent et se clivent aussi. Brièvement donc, voici les quatre vecteurs : Sexuel, Paroxysmal, Schizophrène, Contact avec comme fantasmes d’origine dans chacun des vecteurs : Sexuel : fantasme de séduction Paroxysmal / fantasme de la scène primitive Schizophrène : fantasme de la castration Contact : fantasme de retour au corps de la mère. Je ne peux pas décrire ici l’ensemble des huit facteurs pulsionnels qui rassemblent deux à deux les quatre vecteurs. 5 Ces pulsions ou tendances ne sont pas en elles mêmes pathologiques, elles existent chez tous les hommes, à l’état implicite. Elles se manifestent à l’occasion d’une décompensation ou d’une rupture. Jacques Schotte fait souvent référence à Freud (au cristal fêlé), qui se brise suivant les fêlures de la structure, jusque là invisibles. 5 je me réfère ici au livre de Léopold Szondi : « L’analyse du destin, et le livre de Jacques Schotte : « Nosographie » avec la contribution de Philippe Lekeuche et Jean Mélon de l’école de Louvain dirigée pas Schotte. Schotte a écrit un livre intitulé : « Szondi avec Freud ». Si je parle ici du Contact, il ne faut pas oublier les autres... Comme le souligne Schotte, l’espace du contact, constitue la base. C’est là-dessus qu’on peut marcher, aller et venir... la référence c’est la mère. Par contre, si on parle du fondement, il s’agit de la fonction paternelle. Dans la sphère du contact, le sujet et l’objet ne sont pas clairement séparés ni identifiés. Schotte indique seulement les mouvements : « s’accrocher, se maintenir ou se retenir, se détacher, partir à la recherche... » On pourrait comparer ce vecteur du Contact à l’espace potentiel ou à l’objet transitionnel de Winnicott. À ce stade, l’enfant trouve cet objet tout en le créant, se crée lui-même. Cet espace, selon Winnicott, c’est l’espace de la culture et de la créativité. C’est à partir de là qu’on peut faire la différence entre le registre du sentir et celui de la perception. Jacques Schotte 6 se réfère à Henri Maldiney 7 qui lui même se réfère à Erwin Strauss dans son livre capital « Du sens des sens ». Quelques observations de Jacques Schotte : « Il est donc capital, pour une juste conception du sensible ou du sentir, de se détacher de l’habitude de penser qui conduit à envisager tout rapport au monde sous les seules modalités de l’opposition sujet objet. Car d’autres structures de rapport que celles de ce face à face sont précisément en jeu dans le sentir. Il y marque avant tout l’unité profonde de la réceptivité et de l’activité, du sentir et du se mouvoir que souligne aussi dans le « Cercle et la forme » Weizsäcker : il n’y a pas là la structure objectivante et le rapport entre sujet et objet ». Un peu plus loin, il articule étroitement le registre du sentir et le registre du contact, au point de les identifier dans le même espace. Sur cette base, le mouvement de la marche, aller et venir, quand « on » (le « sujet » et l’ « objet » restent indéfinis) s’éloigne et qu’on se rapproche reste dans le champ du sentir et du tact. On sait, en suivant toujours Schotte, le contact garde une distance même infime, sinon, on entre dans un autre espace que représente le vecteur sexuel. 6 « Cours 1977-78 » édité en 2011 sous le titre de « Nosographie » 7 « Regard parole espace » 1973 Malgré tout, Schotte écrit : « (le contact) ...signifie étymologiquement « toucher ensemble » et offre dès lors un point d’accrochage à la dialectique de la distance et de l’éloignement. » Un peu plus loin : « l’homme et la chose se touchent », mais, comme disait Malebranche d’un mot que cite volontiers A. de Waelhens « avec respect ». Je n’oublie pas qu’il s’agit pour moi de faire un portrait. Il faut donc garder une certaine distance. Une note sur le tact... chacun peut se rappeler cet épisode du film de François Truffaut : « Baisers volés », où, Delphine Seyrig apprend à Jean Pierre Léaud la différence entre le tact et la politesse... On pourrait distinguer, à ce moment-là, trois relations interhumaines : L’opposition classique entre le sujet et l’objet, l’espace du sentir sans sujet ni objet, et une relation intersubjective. Ces trois relations ne sont pas séparées, mais souvent intriquées, ce qui constitue, la plus part du temps, les relations habituelles interhumaines. Il faudrait sans doute ajouter une quatrième relation, plus singulière qu’est la relation entre le psychanalyste et le patient ou l’analysant. En restant sur le registre du sentir, Henri Maldiney parle longuement d’Erwin Strauss et en particulier de l’art, et souvent de la peinture. On connaît l’amitié et l’admiration qu’il portait à Cézanne, mais dans ce texte : « Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie de Erwin Strauss » dans « Regard Parole Espace », il parle d‘autres peintres : Kandinsky et Klee. En fait, lorsque Maldiney parle de la peinture, il ne se limite pas à l’espace esthétique, mais il déborde sur le registre éthique et sur le « logos ». C’est vrai que Cézanne était l’un des principaux fondateur de la peinture moderne, mais il disait à Gasquet : « Ne m’appelez pas maître ». C’est vrai, que cet éloge peut être encombrant. Par contre, d’autres artistes trouvent peut être que ce n’est pas assez : ainsi, Claudel, grand poète reconnu, mais aussi, ambassadeur répondait à un jeune admirateur qui l’appelait « Maître », « Appelez-moi Excellence ». À ce sujet, je me souviens du cri du cœur de Georges Bernanos, devant son miroir : « Merde, je ressemble à Claudel ! ». J’admire l’œuvre de Claudel, mais je n’aime ni sa personne, ni son personnage. Un grand poète, mais un homme réactionnaire, franquiste pendant la guerre d’Espagne, et on connaît comment il a traité ou plutôt maltraité sa sœur Camille internée à Montfavet. Alors, je vais me permettre une note d’humour à ses dépends en demandant l’aide, une fois de plus, de Georges Brassens « Misogynie à part ». Au moment décisif... : « Elle déclame du Claudel, du Claudel j’ai bien dit Alors ça, ça me fige. J’admets que ce Claudel Soit un homme de génie, un poète immortel Je reconnais son prestige. Mais qu’on aille chercher dedans son œuvre pie Un aphrodisiaque, non, ça c’est de l’utopie ». On ne peut pas parler de Maldiney en ce qui concerne l’art et les mouvements humains sans mentionner la notion de rythme. La définition du rythme, on le doit à Emile Benveniste « Problèmes de linguistique générale ») Maldiney développe longuement cette notion. Pour Benveniste, le rythme, c’est la forme à l’état naissant, mouvante, tourbillonnante, mais qui ne coule pas comme dans une rivière en continu. Le rythme comporte des interruptions. Maldiney, à bon escient compare le rythme ainsi désigné par Benveniste, à l’expression de Paul Klee : « Werk ist weg ». L’œuvre est chemin. (On peut dire aussi à l’envers), le cheminement de l’œuvre reste toujours inachevé, toujours en chemin. Ce que Paul Klee nomme « Gestaltung ». On ne peut continuer ce développement de Maldiney, ni le résumer sous peine de trahir sa pensée. Cependant, Maldiney fait une différence entre l’esthétique générale, c’est à dire les sensations et les mouvements internes de tous les êtres humains et l’esthétique de l’art. En citant Hönigswald, il dit que le rythme, c’est l’articulation du temps par le temps... dans laquelle le vivre et le vécu sont un. Et il donne sa propre définition du rythme : « Le rythme d’une forme est l’articulation de son temps impliqué », en se référant à Gustave Guillaume, un autre linguiste. Ce qui me paraît aussi intéressant, ce sont les éléments du rythme, auquel Maldiney se réfère en parlant de Cézanne : « Mais les véritables unités picturales, dans un tableau de Cézanne, ne sont pas des éléments, ce sont des évènements et ces évènements sont des rencontres : rencontre de deux couleurs, de deux lumières, d’une lumière et d’une ombre. Ces évènements à la fois picturaux et cosmiques sont les éléments d’articulation de la peinture cézaniennes, et pour ainsi dire ses phonèmes ». Si on en est là, on aborde de nouveau le langage avec les phonèmes, des éléments sans signification, simplement articulables par leurs séparations et leurs différences. Cela nous permettra peut être d’articuler aussi la différence entre le rythme et la cadence. La cadence ce n’est pas une sorte de sous-produit du rythme. Elle est sa propre démarche. Elle ne se résume pas aux marches militaires. François Tosquelles a insisté sur l’importance des cadences en revenant à l’étymologie latine qui signifie « chutes », avec toutes les connotations qu’on peut trouver. Donc, si on prend des cadences, on prend aussi des chutes, de détails, des pertes, des restes et des deuils. Mais la cadence correspond d’abord aux pas et à la marche sur la base, mentionnée avant. On est là où il y a aussi sens, passage, seuil, et éventuellement saut, et on retrouve le mot « franchir ». Une petite pause pour effleurer deux vers de Georges Brassens et de Paul Fort : « Il suffit de passer le pont Et c’est tout de suite l’aventure... » Et : « Pour sauter le gros sourceau de pierre en pierre Comme tous les jours mes bras l’enlèveront » C’est ainsi, de pierre en pierre, de phonème en phonème qu’on parle et qu’on écrit et parfois aussi comme on peint. En tous cas, c’est comme ça que ça marche. Dans cette promenade, ou dans cette errance, on ne peut pas éviter, sur ce terrain inégal la rencontre du visage. On peut noter, en passant, l’homophonie partielle du mot visage et du mot paysage. Ceci dit, le visage c’est d’abord celui que Levinas a longuement exploré dans ses livres et ses entretiens. Il y a de nombreux textes consacrés à Levinas dans le numéro de novembre/décembre 2011 de la revue Europe. Mais je vais me borner à citer quelques phrases d’un petit livre de Levinas paru en 1972 : « Humanisme de l’autre homme ». « Ainsi, le visage entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère. C'est-à-dire précisément à partir d’un absolu qui est d’ailleurs le nom même de l’étrangeté foncière » Il est bien évident, pour nous, que l’altérité absolue, c’est la folie... « Dépouillé de sa forme même, le visage est transi dans sa nudité. Il est une misère. La droiture qui me vise. Mais cette supplication est une exigence. L’humilité s’unit à la hauteur. Et par là, s’annonce la dimension éthique de la visitation... » .......................................... « Devant l’exigence d’Autrui, le Moi s’expulse de ce repos, n’est pas la conscience, déjà glorieuse, de cet exil. Toute complaisance détruit la droiture du mouvement éthique » En suivant la pensée de Levinas, on pourrait parler, à propos des rencontres entre soignants et malades, dans le champ psychiatrique, de la vulnérabilité des uns et des autres. Plus précisément, signaler les défauts de la cuirasse. Les psychotiques n’ont guère de cuirasse, représentée en partie par la personnalité. Pour les soignants, il ne s’agit pas de renforcer cette cuirasse, mais seulement de reconnaître et assumer ces points vulnérables, pour dialoguer de personne à personne. Ailleurs, dans la préface de « Totalité et Infini» Levinas écrit : « Visage, déjà langage avant les mots... langage inaudible, langage de l’inouï, langage du non dit. Ecriture ! » Donc, quelques notations, auxquelles il faut ajouter la question de la responsabilité : la responsabilité pour l’autre, qui, du haut de son dénuement dicte la loi. Et, aussi, l’espace entre le dire et le dit. Si je mentionne ce livre de Levinas « Humanisme de l’autre homme », c’est qu’il faut préciser cette notion : humanisme. Il semble que Levinas, a écrit ce livre en réponse aux crimes du nazisme et du stalinisme et aussi, à l’approche structuraliste de l’homme qu’on considérait, peut être sommairement, comme « mort » en résumant la pensée de Foucault ou de Lacan. Sans doute, il faut se défier de l’humanisme tiédasse des « biens pensants ». Mais il s’agit de tout autre chose dans la pensée de Levinas. D’autre part, Sartre avait écrit aussi un petit livre intitulé : « L’Existentialisme est un Humanisme ». Mais, le jalon, pour nous fondamental, c’est l’affirmation bien connue de François Tosquelles : « sans la valeur humaine de la folie, c’est l’homme lui même qui disparaît ».8 Je ne crois pas que Levinas se soit occupé directement de la psychopathologie, contrairement à Henri Maldiney. Mais il s’agit, malgré tout, d’approcher, ou plutôt de se laisser approcher, ou se laisser rencontrer, en dehors des savoirs et des pouvoirs autrui, et assumer ce déchirement dans son « Autrement qu’être ». Maldiney disait aussi que toute rencontre véritable est un évènement et chaque évènement est une déchirure. Mais, lorsque Maldiney parle de cette déchirure, il ne s’agit pas d’en découdre, ou pas seulement. II parle, entre autre, de la rencontre de son ami peintre Tal Coat avec un chasseur de chamois dans les Alpes. Celui-ci voit la déchirure des nuages où apparaît le ciel bleu, et le surgissement d’un chamois sur une crête entre ciel et terre. Ainsi, toute rencontre est inattendue, même et surtout en attendant, cet espace d’incertitude où surgit le hasard. On peut articuler la démarche de Maldiney avec une autre approche, plus scientifique, celle d’Edgard Morin dans son livre : « Introduction à la pensée complexe » Là aussi, je me borne à quelques citations. : « (La complexité)...comporte la reconnaissance d’un principe d’incomplétude et d’incertitude. » « Aussi, la pensée complexe est animée par une tension permanente entre l’aspiration d’un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance. » « Il s’agit au moins de reconnaître ce qui est passé toujours sous silence dans les théories de l’évolution, l’inventivité et la créativité. La créativité a été reconnue par Chomsky comme un phénomène anthropologique de base.» (On sait que François Tosquelles évoquait aussi Chomsky et sa « grammaire générative » à propos des enfants qui commencent à parler.) « Il ne faut pas croire que la question de la complexité se pose seulement aujourd’hui à partir de nouveaux développement scientifiques. Il faut voir la complexité là où elle semble généralement absente, comme par exemple la vie quotidienne. » Avant de reformuler cette phrase, je me permets de poser une question préalable : « Si on perd la raison, on devient fou. Mais si on perd la folie, que devient l’homme ? » Et Edgar Morin cite, non des scientifiques mais des écrivains comme Balzac ou Dickens ou plus tard Marcel Proust. Les auteurs que je viens de citer se trouvent à la lisière de François Tosquelles. Ils auraient pu être ses compagnons de route. C’était peut-être vrai pour certains, et en tous cas pour Jacques Schotte. Je ne peux pas citer ses amis proches et ses collègues, la liste serait trop longue et je risquerais d’en oublier quelques uns... D’ailleurs, ce n’étaient pas seulement des compagnons de route mais aussi, des camarades de lutte. Il faut sans doute revenir à un moment sur l’humanisme au sens de Levinas ou de François Tosquelles lui-même. On peut se demander ce que devient l’homme dans ces sociétés modernes. Les sociétés occidentales des pays riches, même en difficulté économiques sont dominées par le capitalisme financier associé aux instruments modernes de l’internet et sans doute aussi, il y a des pays et des sociétés où l’homme souffre beaucoup plus qu’ici. Mais on peut quand même s’interroger sur la valeur humaine de l’homme où qu’il soit. On a parfois l’impression que l’homme ou sa valeur devient un luxe ou une sorte de super structure où l’homme est évacué sinon laminé par cette gigantesque machine où l’on ne sait pas qui ou quoi décide pour les autres. On peut penser bien sûr qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et qu’on peut se rappeler le film de Charlot « Les temps modernes » ou, « L’homme unidimensionnel » d’Herbert Marcuse. Dans cette machinerie où tout est programmé, c’est l’être humain lui-même qui devient aléatoire et non seulement précaire comme il l’a toujours été. Ainsi, on peut rejoindre Edgar Morin qui disait que le sujet et le hasard sont des bruits dérangeants, des artéfacts que la science classique ou non tente d’éliminer. Je me rappelle une pièce de théâtre de Simone de Beauvoir « Les bouches inutiles ». Il s’agissait des habitants d’une ville, ou d’un château assiégés. Ils manquaient de vivres. On se demandait s’il fallait sacrifier les bouches inutiles, ceux qui n’étaient pas des combattants. Mais la bouche ne sert pas uniquement à manger, elle sert aussi à parler. Sans doute, dans ces sociétés on a le droit de parler mais on pourrait aussi citer le livre de Fernando Vicente : « La parole en psychiatrie est encore efficace ? ». Plus largement, même si le champ de la psychiatrie constitue toujours une caricature de la société, à quoi ça sert de parler ? Mac Luhan disait « le médium, c’est le message » et le médium transforme le contenu du message. Maintenant, le téléphone a remplacé les lettres et les emails remplacent le téléphone. Il n’y a plus d’écriture manuscrite, et il n’y a pas de voix, même si les progrès technologiques permettent de voir à distance les visages et d’entendre les voix. Je ne veux pas exagérer, je ne me sens pas nostalgique du passé ni pleins de pensées réactionnaires. Je dis juste qu’il ne faut pas devenir les esclaves de ces instruments et de ces médias. Ce n’est pas la même chose le fait d’échanger des informations et de communiquer, et ce n’est pas la même chose qu’échanger des emails et avoir un vrai dialogue. Si on ne se parle pas vraiment en utilisant toutes les fonctions du langage, on risque de revenir à la langue utilitaire de Jeremy Bentham ou à la « novlangue » de Georges Orwell. Ceci dit, il faut malgré tout parler. Peu, avec prudence et modestie, mais sans changer jamais ses propres convictions. On peut garder le silence quand un débat devient impossible. On connaît depuis longtemps ces difficultés. Je dirai seulement, que s’il y a de vrais échanges, cela entraine des changements chez les inter-locuteurs. Sinon, chacun reste sur ses positions et cela ne sert à rien. Ces échanges enrichissent l’un et l’autre, ouvrent d’autres perspectives, sans céder sur ce qui compte le plus chez le sujet. Je dirais que les auteurs cités dans ce texte étaient au bord du paysage de François Tosquelles. Peut-être faudrait-il peupler ce paysage. Dans l’un de ces livres, Roland Gori : « la dignité de penser » cite longuement Pasolini à propos de « l’extinction des lucioles ». Pasolini évoque le fascisme de Mussolini, un fascisme revendiqué, sans masque. Malgré les crimes, les violences et les brimades de ce régime, le peuple italien dans sa grande partie n’a pas changé ses convictions. C’était sans doute différent en Espagne, à cause de la guerre civile et des milliers de morts et exilés républicains, dont comme on le sait, François Tosquelles et beaucoup d’autres, mais là aussi les convictions démocratiques n’ont guère changé. Pasolini, considérait que cette « extinction des lucioles » était provoquée par une sorte de fascisme rampant, masqué, donc peu reconnaissable mais dont leurs effets pouvaient changer progressivement les mentalités. Je n’insiste pas. Je voudrais quand même mentionner l’existence de Pierre Sansot, un autre sociologue, décédé il y a peu, qui parle de « la poésie de la ville » et « du bon usage de la lenteur » entre autre livre. On pourrait aussi bien décrire la poésie de la vie quotidienne, comme Freud a écrit « la psychopathologie de la vie quotidienne ». Sans demander la permission à personne, j’ai invité quelques personnes dans ce paysage. Je le pense maintenant suffisamment habité. Sans reprendre la formule de Pasolini « Les lucioles » je propose de représenter ces habitants sous la forme d’ombres denses et lumineuses, plus ou moins proches et lointains. Revenons à l’écriture, celle qui vous tient compagnie comme un livre ou un film et qui s’adresse toujours à d’autres. Dans ce texte consacré à François Tosquelles, l’écriture dessine le contour des souvenirs, un peu comme une écharpe, peut-être comme une rivière. La rivière évoque tant de choses ...Parfois il est nécessaire de retourner à sa source, comme on le dit pour se ressourcer. L’écriture « rivière » crée des tourbillons, des rapides, des méandres, des bras morts entre l’étiage et les crues. Elle aboutit toujours à la mer à moins qu’elle se perde dans un désert desséché. De toute façon, il faut retourner en arrière, relire, corriger quand c’est possible, élaguer, effacer, raturer... L’écriture, comme le temps travaillé, creuse les visages, réels ou métaphoriques, crée des strates superposées ce qui met en relief la polyphonie des langues parlées ou écrites et les expressions. Ainsi, le visage humain prend toute sa profondeur. Dans le mouvement de l’écriture, comme dans celui de l’existence humaine, on retrouve entremêlées deux pulsions fondamentales, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Je ne vais pas développer. Avant de finir, j’aurais pu dire quelques mots au sujet de François Tosquelles et de Socrate. Juste pour dire que l’un et l’autre se ressemblait, que leurs actions allaient dans la même perspective. Lorsque j’ai commencé à fréquenter François Tosquelles, j’avais l’impression d’être complètement ignorant, tout comme l’esclave Menon. Par la suite François Tosquelles a comme d’habitude dévoilé les évidences cachées chez son interlocuteur. Son génie c’était ça : s’y retrouver dans des espaces jusque là cloisonnés, que sa parole ouvrait. Je ne sais pas si j’étais, ou si je suis encore, un disciple de François Tosquelles... qui dit disciple dit maître, et je crois en avoir suffisamment parlé.je préfèrerais être simplement l’accompagnateur de ses paroles et de sa musique. J’emprunte encore une strophe du poète Paul Fort, mis en musique et chanté par George Brassens : « L’Enterrement de Verlaine » « N’importe ! Je suivrai toujours, l’âme enivrée Ah ! Folle d’une espérance désespérée Montesquiou-Fezensac et Bibi-La-Purée Vos gardes du corps, entre tous, moi dernier ». |
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