un pied de jade, pour que vous mesuriez en mon nom les talents de tout l’empire. Je vous donne en outre un jou-i d’or (sorte de sceptre), qui est à la fois le symbole des lettres et des armes. Au point de vue des lettres, il annonce qu’on possède l’art d’écrire ; sous le rapport militaire, il montre qu’on fait réprimer la violence et la tyrannie. Dans la suite, lorsque vous serez grande et en âge de prendre un époux, si quelque méchant homme veut vous obtenir de force, vous pouvez lui briser la tête avec cet instrument : je vous absous d’avance.
L’empereur ordonna alors aux officiers qui étaient près de lui, de broyer de l’encre et d’étendre [sur la table] une feuille de papier ornée de dragons. Puis, imbibant lui-même le pinceau impérial, il écrivit en gros caractères les quatre mots : Hong-wén-thsaï-niu (fille de talent, éminente en littérature), et les lui donna.
Chân-hiên-jîn et Chân-taï se prosternèrent jusqu’à terre et le remercièrent plusieurs fois de cette insigne faveur.
— Votre sainte bonté, s’écrièrent-ils, est aussi vaste que profonde ; votre bienveillance auguste est d’une grandeur sans bornes. Quand le père et la fille, vos humbles sujets, vous sacrifieraient leur vie, ils ne sauraient vous témoigner la millième partie de leur reconnaissance.
p.058 Ils avaient à peine fini de parler qu’un eunuque arriva en courant, et se jetant à genoux :
— L’auguste impératrice mère, dit-il, ayant appris que Votre Majesté avait daigné donner audience à une jeune fille de talent, en a été aussi ravie qu’émerveillée. Elle a chargé l’esclave que vous voyez d’aller l’annoncer à Votre Majesté, et elle m’a ordonné, si [cette jeune fille] a fini de vous rendre ses hommages, de la lui amener moi-même dans le sérail, pour qu’elle lui donne audience à son tour.
En entendant ces paroles, l’empereur fut ravi de joie.
— Justement, dit-il, je voulais lui ordonner d’aller offrir ses respects à l’impératrice, mon auguste mère. Je ne prévoyais pas que Sa Majesté préviendrait mon désir en l’appelant auprès d’elle.
Aussitôt, il rendit un décret qui ordonnait à Chân-taï d’entrer dans le sérail, et d’aller présenter ses hommages à l’impératrice mère.
Après avoir reçu cet ordre, Chân-taï se disposait à partir, mais l’empereur la retint et, se tournant vers Chân-hiên-jîn :
— Votre noble fille, lui dit-il, n’a pas encore pénétré dans les profondeurs du sérail. Vu son extrême jeunesse, j’ai peur qu’elle ne soit glacée de crainte ; je veux la conduire moi-même et la présenter à l’impératrice. — Excellences, dit-il aux ministres, retirez-vous un instant. Quant à Son Excellence Chân, qu’il se rende hors de la porte Ou-mén et attende mes ordres.###
A ses mots, il se leva, prit Chân-taï par la main, et partit avec elle pour la conduire dans le sérail.
Tous les membres du conseil se retirèrent chacun de leur côté. Chân-hiên-jîn, qui était resté seul, emmena p.059 les suivantes de sa fille, et s’assit en attendant dans le vestibule de la salle d’audience.
Après avoir attendu jusqu’à ce que le disque du soleil eût disparu à l’occident, il vit quatre petits eunuques qui apportaient une multitude de présents ; ils étaient suivis d’un grand eunuque nommé Lieou-kong, qui ramenait Chân-taï.
Chân-hiên-jîn alla à sa rencontre, puis tournant ses yeux vers l’intérieur du palais, il se prosterna jusqu’à terre en signe de reconnaissance. Ensuite, emmenant la multitude des suivantes qui se pressaient ensemble autour de sa fille, il sortit avec elles hors de la porte appelée Si-hoa-mên (la porte de la fleur d’occident), et fit monter Chân-taï dans une chaise fermée. Chân-hiên-jîn voulut en vain prendre congé de Lieou-kong et le renvoyer.
— Excellence, dit Lieou-kong, c’est par ordre de l’impératrice mère que j’ai été chargé d’amener votre noble fille jusqu’à votre hôtel : comment oserais-je m’en retourner à moitié chemin ?
Chân-hiên-jîn, voyant qu’il ne pouvait se débarrasser de l’eunuque, le fit asseoir à ses côtés dans une chaise découverte, et, se plaçant avec lui à la suite de Chân-taï, il s’en retourna à son hôtel entre deux rangs de satellites.
En ce moment, les rues étaient remplies de curieux qui se pressaient les uns contre les autres et formèrent en un instant une foule immense. Bientôt, on arriva à l’hôtel. Mademoiselle Chân dit à ses porteurs de la mener tout droit dans le vestibule intérieur, puis elle mit pied à terre et entra. Quand Chân-hiên-jîn et Lieou-kong furent arrivés à la porte appelée I-mén, ils descendirent de la p.060 chaise. Chân-hiên-jîn ayant fait un salut à l’eunuque, entra dans le vestibule et y fit étaler, à une hauteur convenable, les présents de l’empereur. Ensuite, le maître et l’hôte s’assirent à la place prescrite.
Après le thé, Lieou-kong prit un air riant et s’écria :
— Que votre noble fille est charmante ! Comment se fait-il que dans un âge si tendre elle soit douée de tant d’esprit et d’intelligence ? Non seulement elle possède des talents élevés qui lui ont concilié l’amitié de l’empereur, mais encore lorsque, tout à l’heure, elle a offert ses hommages à l’impératrice mère et à l’impératrice, elle s’est acquittée des révérences prescrites avec un calme et une aisance rares, comme si elle y eût été habituée depuis longtemps ; les dames mêmes de la cour n’eussent pu atteindre à cette perfection. Dans ses réponses, chaque phrase était si claire et si pure que les ministres mêmes de Sa Majesté n’eussent pu s’exprimer avec autant de netteté et d’éclat. Dès que les augustes impératrices des deux sérails l’eurent vue, elles ne se possédèrent plus de joie, et chacune d’elles voulut la retenir dans son palais pour qu’elle y passât la nuit, et lui procurer toute sorte d’amusements. Mais l’empereur leur dit : « Comme elle est fort jeune, je crains que Son Excellence le premier ministre et sa noble épouse n’éprouvent de vives inquiétudes. » C’est pourquoi, après lui avoir offert le thé et l’avoir retenue jusqu’à ce moment, il la combla de présents et me chargea de vous la ramener.
— En vérité, s’écria Chân-hiên-jîn, les bienfaits de notre saint empereur et ceux de l’impératrice sont élevés comme le ciel et profonds comme la terre ; j’en éprouve p.061 une reconnaissance infinie. Ce n’est pas tout : Sa Majesté a donné à Votre Seigneurie la peine de reconduire ma fille à une grande distance ; c’est un service dont j’étais indigne. Aujourd’hui, dans le trouble où je suis, je craindrais de vous traiter avec trop peu d’égards. Un autre jour, si vous le permettez, je préparerai un repas convenable et j’aurai l’honneur de vous y inviter. Je vous offrirai ensuite de modestes présents pour vous témoigner ma reconnaissance.
— Moi et Votre Excellence, dit Lieou-kong en riant, nous sommes de la même maison et nous nous voyons sans cesse ; pourquoi tenir avec moi ce langage de cérémonie ? Votre splendide repas n’excite point mes désirs ; quant à vos riches présents, je n’oserais les accepter. Tenez, je vais vous parler franchement : Si Votre Excellence a de l’amitié pour moi, je désire uniquement que votre noble fille écrive elle-même des vers sur un éventail et m’en fasse cadeau ; ce sera, pour moi, un trésor inestimable. Tout autre objet serait sans valeur à mes yeux.
— Seigneur, reprit Chân-hiên-jîn, comment oserais-je ne pas me conformer à votre honorable désir ? Demain, j’ordonnerai à ma fille d’écrire des vers et de vous les offrir.
— Pour obtenir toute autre chose, dit l’eunuque, une insistance opiniâtre serait de la dernière inconvenance, mais des vers ou de la prose élégante, rien n’empêche qu’on n’en demande jusqu’à l’importunité. Si, vous et votre noble fille, vous daignez m’honorer de votre amitié, pourquoi ne pas m’accorder tout de suite, et sous mes yeux, la faveur que je sollicite ? Vous mettriez le comble p.062 à ma joie. De cette manière, je ne serai pas tenu par vos promesses dans une inquiétude mortelle.
A ces mots, Chân-hiên-jîn laissa échapper un sourire.
— Seigneur, dit-il à l’eunuque, vos honorables paroles sont parfaitement justes.
Aussitôt il ordonna aux servantes de sa fille de l’inviter de sa part à écrire promptement des vers sur un éventail et de venir l’offrir au seigneur Lieou. Mais Lieou-kong les arrêtant :
— Un moment, dit-il, ne partez pas encore. Vous avez déjà pu voir que nous autres eunuques nous sommes d’une grande franchise ; j’ai encore deux mots à dire ; je vous parlerai naturellement et sans détours. Que des vers soient bons ou mauvais, je vous avoue que nous n’y connaissons rien. Mais ayant vu Sa Majesté témoigner une si haute estime pour les vers de votre fille, j’imagine que ce devait être quelque chose de merveilleux. Voilà pourquoi j’ai eu l’idée de lui demander un éventail orné de ses vers. Je le considérerai comme un trésor qui sera la sauvegarde de ma maison. Qu’ils soient d’elle ou non, c’est ce que je ne saurais apercevoir. Mais, si j’obtenais un éventail avec des vers d’une origine suspecte, ne pensez-vous pas que je donnerais prise à toute sorte de sarcasmes et de railleries ? D’un autre côté, votre noble fille, en raison du zèle avec lequel je l’ai servie devant l’empereur, daignera sans doute écrire quelques caractères sous mes yeux. Je croirai alors qu’ils sont bien d’elle, mais si l’on m’apportait des vers écrits dans l’appartement intérieur, je conserverais jusqu’à la fin des doutes et des soupçons. Vénérable ministre, dites-moi, je vous prie, si vous y consentez ?
— p.063 Seigneur, répondit Chân-hiên-jîn en riant, puisque vous avez l’esprit aussi défiant, venez avec moi dans le vestibule de l’appartement intérieur.
A ces mots, il entra en lui cédant le pas.
Lieou-kong était au comble de la joie.
— A ce procédé, s’écria-t-il, je reconnais bien les nobles sentiments de Votre Excellence ; entrons, entrons.
Aussitôt, le ministre se lève et se rend avec lui dans le vestibule de l’appartement intérieur, pour prier sa fille d’écrire devant lui des vers sur un éventail.
Cette demande fera naître divers événements ; du bassin de l’encrier, va sortir en volant le vaste poisson de la mer du Nord 80 ; les poils du pinceau vont tuer tous les lièvres de Tchong-chân 81.
Maintenant que Lieou-kong est entré, vous ignorez sans doute si Chân-taï a consenti ou non à écrire des vers sur un éventail.
Ecoutez un peu : vous allez l’apprendre dans le chapitre suivant.
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CHAPITRE III
UNE NOBLE FILLE PERSIFLE EN VERS UN LETTRÉ EXTRAVAGANT
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p.064 Chân-hiên-jîn, n’ayant pu réussir à se débarrasser de l’eunuque Lieou, qui voulait prier sa fille d’écrire devant lui des vers sur un éventail, se vit dans la nécessité de l’inviter à entrer et à s’asseoir dans le salon de derrière. D’un côté, il chargea les servantes d’aller en instruire sa noble fille et de l’inviter à venir ; d’un autre côté, il fit apporter, en l’attendant, un éventail doré et les quatre trésors de l’écritoire 82. Or, mademoiselle Chân s’était retirée dans le pavillon de derrière, et, dans ce moment même, elle était occupée à raconter à madame Lo, sa mère, les détails de l’audience qu’elle avait obtenue dans le palais impérial ; elle n’avait pas encore changé de vêtements. Tout à coup, des servantes vinrent lui annoncer que le seigneur Lieou la priait de lui écrire des vers sur un éventail.
— Eh quoi ! s’écria Chân-taï en riant aux éclats, un eunuque, un homme d’une profonde ignorance, voudrait que je lui écrivisse des vers sur un éventail !
— Ma fille, reprit madame Lo, quoique l’eunuque p.065 Lieou n’entende rien à la poésie, c’est lui qui est venu vous reconduire ici par ordre de l’empereur ; se moquer de lui, c’est se moquer du souverain.
— Ma mère, dit Chân-taï, votre observation est parfaitement juste ; j’y vais sur-le-champ.
A ces mots, elle se leva et, précédée des servantes, elle se rendit dans le salon de derrière. Mais, comme elle avait déjà vu Lieou, elle ne lui fit point les révérences accoutumées. En ce moment, on avait déjà rangé en bon ordre sur la table le pinceau, l’encre et l’éventail.
— Voici uniquement le motif qui m’a engagé à vous faire venir ici, lui dit Chân-hiên-jîn : le seigneur Lieou désire vivement que vous écriviez des vers sur un éventail.
— Moi, reprit Lieou-kong, sans laisser à mademoiselle Chân le temps de répondre, je suis venu vous reconduire ici par ordre de Sa Majesté ; c’est une heureuse rencontre qui se présenterait à peine dans un espace de cent ans ! Votre honorable père, le vénérable Taï-chi (premier ministre), voulait m’offrir des présents pour me témoigner sa reconnaissance. A mon avis, rien n’est plus aisé que d’obtenir des cadeaux ; mais n’a pas qui veut de vos compositions élégantes ; aussi ai-je refusé ses présents. Mon unique désir est d’avoir un éventail orné de vos vers. Le vénérable Taï-chi (premier ministre) m’a déjà donné sa parole ; j’espère, mademoiselle, que vous ne ferez pas de façons avec moi.
— Ce n’est pas qu’il soit difficile d’écrire, repartit Chân-taï, je crains seulement de mal écrire et d’exciter vos railleries.
— p.066 Puisque Sa Majesté, dit Lieou, n’a pu lire vos vers sans en être ravie, comment pourrais-je me permettre la plus légère critique ? C’est par pure modestie, mademoiselle, que vous parlez ainsi.
Chân-taï déploya en riant l’éventail, saisit son pinceau et acheva sa tâche tout d’un trait. Elle remit l’éventail à son père, et rentra aussitôt dans l’intérieur. Celui-ci y ayant jeté un coup d’œil, ne put retenir un léger sourire. Il le présenta tout de suite à Lieou-kong, qui, voyant que les traces de l’encre étaient encore humides, se sentit transporté de joie.
— Excellence, dit-il d’un air épanoui, comment votre noble fille peut-elle composer si vite ?
— Toute l’écriture, dit Chân-hiên-jîn, comprend quatre genres : les caractères tchin (réguliers), les caractères li (de bureau), les caractères tchouân (antiques), et les caractères thsao (cursifs). Dans les trois premiers genres, on estime une écriture droite et régulière, pure et élégante. Quant aux caractères thsao (cursifs), il faut absolument manier le pinceau avec l’impétuosité de la pluie et du vent ; c’est alors qu’ils figurent le vol des dragons et les mouvements sinueux des serpents. Sur cet éventail, ma petite fille a fait usage de caractères thsao (cursifs), voilà pourquoi elle a achevé sa tâche avec tant de célérité.
— D’ordinaire, reprit Lieou en souriant, je vois des gens qui écrivent à main posée et qui font encore des fautes. Comment peut-elle écrire si rapidement sans se tromper d’un seul mot ? En vérité, c’est une fille de talent. Seulement je ne puis déchiffrer un mot de ces vers. p.067 Vénérable Taï-chi (premier ministre), il faut que vous me les lisiez d’un bout à l’autre ; je serai heureux de les entendre.
Chân-hiên-jîn les lut en lui montrant du doigt chacun des caractères tracés sur l’éventail :
Dans le palais du Khi-lîn, dans le pavillon du phénix et sur le parvis du dragon,
Je sers l’empereur et reçois ses bienfaits sans m’éloigner de lui un instant.
Ne dites pas que le sourire de l’empereur puisse entièrement m’échapper ;
Si la joie brille sur sa figure céleste, c’est moi qui l’aperçois le premier.
Il lut au revers de la feuille :
« Quatrain composé par Chân-taï, que Sa Majesté a décorée du titre de fille de talent, et donné par elle au seigneur Lieou. l’inspecteur du vestiaire impérial. »
— Vénérable Taï-chi (premier ministre), s’écria Lieou, dans ce que vous venez de lire, les mots salle du phénix, parvis du dragon, semblent désigner les affaires secrètes de l’empereur ; seulement, je ne suis pas en état de saisir ce qui en fait le charme. Si Votre Excellence veut bien prendre la peine de me les expliquer, votre noble fille n’aura pas perdu sa peine en les écrivant.
Chân-hiên-jîn se mit en devoir de le satisfaire.
— Ce quatrain de ma petite fille, dit-il, a pour but de louer votre seigneurie de ce qu’elle peut aller et venir dans le palais impérial et entretenir des rapports intimes avec Sa Majesté. Dans la première phrase, les mots |