Les deux jeunes filles lettréES





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fleurs et des saules 172, et songeait encore à trouver des jeunes filles. Dans l’origine, il cherchait à acheter des servantes pour Chân-hiên-jîn, mais dans ce moment, s’il examinait quelques jeunes filles, c’était en vue de son plaisir. Les entremetteuses voyant que ce n’était plus le même homme qu’autrefois, et qu’il avait à la fois de la fortune et du crédit, ne manquaient pas de lui offrir leurs services. Chaque jour, elles lui faisaient voir des jeunes filles d’un rang distingué et versées dans la connaissance des caractères. Mais Song-sîn, ayant vu la beauté supérieure et le talent merveilleux de Chân-taï, dédaignait d’abaisser ses yeux sur ces jeunes filles dont le fard et la céruse faisaient toute la beauté, et qui n’avaient d’autre talent que de barbouiller quelques caractères. Un jour, on lui fit voir une jeune fille qui n’était nullement de son goût. Des entremetteuses l’ayant emmené par surprise dans un lieu fort éloigné, il se sentit pressé par la faim, descendit de sa chaise et s’assit sous un pavillon public. Il se mit alors p.161 à accabler d’injures les entremetteuses, et se disposait même à leur distribuer des coups de poing. Heureusement pour elles qu’un vieillard à barbe blanche était assis à côté. Voyant l’emportement de Song-sîn, il lui adressa à plusieurs reprises d’énergiques représentations. Celui-ci monta dans sa chaise et partit.

— Mesdames, demanda le vieillard aux entremetteuses, quelle espèce d’homme est-ce pour se livrer à de telles violences et vous maltraiter ainsi ?

— Il jouit d’un immense crédit, répondirent-elles ; peu importe qu’il nous frappe et nous dise des injures. Si nous nous avisions de le traduire en justice, c’est encore nous qui en porterions la peine.

— Quelle espèce d’homme est-ce donc ? demanda encore le vieillard rempli d’étonnement. Rien n’empêche que vous ne m’en instruisiez fidèlement.

— Vénérable vieillard, lui répondirent-elles, écoutez un peu, nous allons vous satisfaire.

Par suite de ce récit, j’aurai bien des détails à raconter au lecteur. Une jeune Wén-kieun 173 acquiert encore une brillante réputation, et un faux Siang-jou 174 apparaît de nouveau sous sa forme première 175.

p.162 Si vous ignorez le récit des entremetteuses, prêtez-moi un moment d’attention ; je vais vous le faire connaître dans le chapitre suivant.

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CHAPITRE VI

DES VERS SUR UN CERF-VOLANT FONT CREVER UN POÈTE DE DÉPIT

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p.163 Comme le vieillard, par ses représentations sévères. avait fait partir Song-sîn, les entremetteuses, voyant qu’il leur demandait avec instance qui il était, ne purent s’empêcher de lui répondre :

— Cet homme, dirent-elles, s’appelle Song ; c’est un talent renommé de la province de Chân-tong. Il est l’ami intime du préfet Téou, qui dit que ses vers ne diffèrent pas de beaucoup de ceux de Li-thaï-pé et de Thou-tseu-meï 176, de la dynastie des Thang. Lorsqu’il était à la capitale, il a été reçu par l’empereur lui-même. Il jouit d’une grande réputation, ce qui fait que, dans toute la ville, les magistrats retirés, les licenciés et les bacheliers recherchent tous sa société. Comme il voulait négocier un mariage par nos soins, il alla de côté et d’autre pour voir (des jeunes filles), mais il n’en trouva aucune à son gré. Voilà pourquoi il nous accable aujourd’hui d’injures.

— La ville de Yang-tchéou, reprit le vieillard, possède une multitude de jeunes filles d’une beauté remarquable : comment se fait-il qu’aucune ne soit de son goût ?

p.164 S’il ne regardait qu’à la beauté, dirent-elles, on pourrait encore le contenter ; mais il veut voir en outre si elles ont du talent et de l’instruction ; dites-moi un peu combien de volumes peut avoir lus une petite fille dans le gynécée ? Comment posséderait-elle, au suprême degré, un vrai talent et une véritable instruction qui répondissent à ses vues ?

— Il en a toujours été ainsi, dit le vieillard en souriant.

Après qu’ils eurent fini de causer tous ensemble, les entremetteuses se retirèrent. Le lecteur demandera peut-être quel était ce vieillard. Son nom de famille était Ling, et son petit nom Sîn ; c’était le plus riche fermier de son village ; il avait eu trois fils qui ne connaissaient pas un seul caractère, et qui n’étaient bons qu’à cultiver les champs. Mais à quarante ans passés, il eut une fille qui était belle comme les fleurs et le jade ; ses sourcils ressemblaient au dessin d’une montagne lointaine et sa peau avait la blancheur de la neige. Elle était d’une beauté extraordinaire. Il n’y avait encore là rien de merveilleux ; mais ce qui l’était au plus haut degré, c’est qu’elle était née avec la plus rare intelligence et l’esprit le plus ingénieux. Dès qu’elle avait vu un livre, un ouvrage d’histoire, des pinceaux et de l’encre, elle y mettait tout son bonheur 177. A l’âge de trois ou quatre ans, il la prenait dans ses bras et la portait, pour l’amuser, à l’école du village. Sitôt qu’elle avait entendu lire un livre, elle retenait p.165 tout, de point en point, dans sa mémoire. A l’âge de six à sept ans, elle était capable de tout lire. Quoique Ling, le richard, ne fût qu’un villageois et un simple cultivateur, voyant sa fille si intelligente, il lui achetait toutes sortes de livres et d’histoires et les lui donnait à lire. Il était heureux de penser que son oncle maternel, nommé Tching, était un siéou-thsaï (un bachelier). Celui-ci ayant remarqué que sa nièce aimait à s’instruire, il venait assidûment lui expliquer les auteurs. Quand il arrivait à expliquer un passage admirable, l’oncle lui-même se voyait ordinairement poussé à bout par sa nièce. « Quel malheur, se disait-il en soupirant, que cette jeune fille soit née dans la maison de Ling ! » Son père disait habituellement qu’à l’époque de sa naissance, il avait vu en songe une pluie de neige rouge qui tombait dans tout le salon. De là vint qu’elle se donna elle-même le nom de Kiang-sioué (neige rouge). A l’âge de huit ou neuf ans, il lui suffisait d’abaisser son pinceau pour composer du wén-tchang (prose élégante), et d’ouvrir la bouche pour faire des vers. Mais, par malheur, comme c’était une fille de village, elle n’était connue de personne, de sorte qu’ordinairement elle était toute seule pour goûter et apprécier ses propres compositions. A l’époque où nous sommes, elle avait déjà douze ans accomplis. Sa beauté extraordinaire était comparable à celle des eaux d’automne. Aussi Ling-sîn, le richard, songeait-il déjà à lui chercher un époux. C’est pourquoi il interrogea un jour Ling-kiang-sioué.

— Ma fille, lui demanda-t-il, soit que je cherche en ville, soit dans le village, dis-moi décidément quel genre d’homme tu aimerais à avoir pour époux ?

p.166 Je ne tiens nullement à la condition, lui répondit-elle ; qu’il soit de la ville ou de la campagne, cela m’est indifférent. La seule chose que je demande, c’est que mon futur époux ait du talent et de l’instruction, et puisse lutter contre moi, en vers ou en prose. S’il est mon vainqueur, je l’épouserai ; mais s’il est vaincu, quand il serait un licencié ou un docteur, un allié ou même un proche parent de l’empereur, il peut se dispenser de songer à moi.

Ling-sîn avait gravé dans sa mémoire ces paroles de sa fille ; aussi s’occupait-il constamment de lui chercher un époux. Aujourd’hui donc, ayant justement entendu dire aux entremetteuses que Song-sîn était un homme de talent, il se livra secrètement à ses réflexions. « Ma fille, dit-il, se vante sans cesse de n’avoir point de rivaux en poésie ou en prose élégante ; mais comme personne n’a encore concouru avec elle, j’ignore si c’est vrai ou faux. Puisque ce monsieur Song fréquente des préfets et des magistrats retirés, il faut bien qu’il ait du talent et de l’instruction ; comment faire pour l’inviter à venir concourir une seule fois avec ma fille ? De cette manière je verrais clairement ce qu’il en est. » Il avait beau réfléchir, il ne trouvait nul moyen. Il fut donc obligé de revenir à la maison pour en conférer avec sa fille.

— Aujourd’hui, lui dit-il, j’ai découvert un homme d’un grand talent dont le nom de famille est Song. C’est un personnage des plus renommés de la province du Chân-tong. Depuis les préfets de départements et de districts jusqu’aux lettrés et aux magistrats de toute notre ville, il n’y a personne qui n’ait recherché son amitié. Par son talent en poésie p.167 et en prose élégante, il a éclipsé 178 tous les lettrés de l’empire. Pour en juger, je désire l’inviter à venir composer avec toi une ou deux pièces. S’il possède des talents, qui sait s’il ne les doit pas à son heureuse destinée. Seulement, il s’est fait en un moment une réputation éclatante : comment daignerait-il venir chez des paysans comme nous ? J’irais bien l’inviter, mais je crains de faire une démarche inutile.

— Mon père, reprit Ling-kiang-sioué, si vous voulez le faire venir, il n’y a rien de si aisé : qu’est-il besoin d’aller l’inviter ?

— Ma fille, dit Ling-sîn, voilà encore que tu dis de grands mots ! Puisqu’il est à craindre qu’il ne vienne pas si on l’invite, comment peux-tu dire au contraire que ce sera chose aisée sans invitation ?

— Donnez-moi seulement un morceau de papier de trois pouces de large, répondit-elle ; je m’engage à vous l’amener sur-le-champ.

— Mon enfant, lui dit Ling-sîn en riant, ce n’est ni le général des esprits, ni le prince des démons. Avec un morceau de papier de trois pouces de large, comment pourras-tu le faire venir ? Est-ce que par hasard tu sais dessiner des talismans ?

— Mon père, repartit Ling-kiang-sioué en riant, vous n’avez pas besoin de tant vous inquiéter. Je vais écrire un billet et vous le montrer. Je pense que ces quelques caractères seront d’un effet plus merveilleux encore que le talisman qui sert à envoyer le général (des démons).

p.168 A ces mots, elle se leva, et s’étant retirée dans sa chambre, elle écrivit en effet sur une grande bande de papier rouge et la remit à son père.

— Il suffit, dit-elle, de prendre ce papier et de le coller dans le voisinage de sa demeure. Dès qu’il y aura jeté les yeux, il viendra de lui-même me rendre visite.

Ling-sîn prit le papier, et, l’ayant regardé un instant, il y lut ce qui suit :

Dans le jardin de Houân-hoa, du village de Hiang-kîn, Ling-kiang-sioué, jeune fille de talent, âgée de douze ans, offre des présents (aux maîtres) pour étudier l’art des vers. Elle invite les vrais poètes de l’empire à lui donner des leçons. Que ceux qui n’ont qu’une vaine renommée ne prennent point la peine de venir.

Après avoir lu cette affiche, Ling, le richard, rit aux éclats et dit :

— Il vaut mieux exciter la colère d’un général que de l’inviter au combat. C’est juste, c’est juste.

Le lendemain, il se rendit en effet à la ville, et ayant appris, dès les premières informations, que Song-sîn demeurait dans le couvent de Khiong-hoa, il colla la bande de papier rouge sur le mur de la porte du couvent et, de retour chez lui, il en fit part à sa fille.

Nous le laisserons maintenant faire tous les préparatifs d’une réception en attendant l’arrivée de Song-sîn. Chaque jour, Song-sîn fréquentait des poètes et des lettrés, et se livrait avec eux au plaisir du vin et des vers ; il était au comble de ses vœux. Ce jour-là, étant un peu échauffé par le vin, il était allé se promener en dehors de la ville pour voir les fleurs, avec un docteur et un licencié p.169 nommés Tao et Liéou. A son retour, comme il arrivait à la porte du couvent, il aperçut tout à coup cette bande de papier rouge qui était collée sur le mur. Il s’approcha, et l’ayant examinée avec attention, il partit d’un grand éclat de rire.

— Quelle est, s’écria-t-il, cette Ling-kiang-sioué qui, à l’âge de douze ans, se vante d’être une fille de talent ? De si folles prétentions sont bien ridicules, bien ridicules !

— Justement, dit le docteur Tao, puisque cet avis a été collé à la porte du couvent, il est clair et évident qu’elle veut tenir tête à M. Song ; c’est une audace plus grande encore ; il y a vraiment de quoi rire.

— Messieurs, dit Liéou, le licencié, le village de Hiang-kîn n’est qu’à dix li (une lieue) au midi de la ville ; tout le long de la route, on rencontre des ruisseaux et des sentiers charmants. que ne profitons-nous de cette occasion pour y aller faire une promenade ? Nous verrons tout de suite comment elle est de sa personne. Si cette petite fille a réellement de la beauté, du talent et de l’esprit, nous ferons nous-mêmes des ouvertures de mariage pour M. Song. Ç’aura été une merveilleuse rencontre. Mais si cette petite paysanne n’entend rien aux affaires du monde, nous la persiflerons d’importance ; elle ne l’aura pas volé.

— Cette proposition est très sensée, reprit le docteur Tao ; allons-y tout de suite demain matin.

Quoique Song-sîn se vantât outre mesure, comme il avait éprouvé de la part de mademoiselle Chân un cruel affront, il craignait que cette petite fille n’eût aussi quelque chose d’extraordinaire, et ne se sentait guère le courage d’y aller. Mais voyant que ses deux amis en avaient p.170 l’intention, il s’efforça de les détourner de ce projet.

— Lorsque je me trouvais à Yang-tchéou, leur dit-il, ou en dehors de cette ville, j’ai cherché, sans regarder à l’argent, des jeunes filles douées de beauté et de talent. Je ne sais pas combien j’en ai vu, mais pas une ne méritait un coup d’œil, il n’y en avait pas même une qui sût tenir un pinceau. Est-il permis de supposer qu’une petite fille qui vit à l’écart dans un village soit capable de composer des vers ? C’est tout simplement une personne désœuvrée qui a fabriqué cette annonce pour leurrer les gens et les faire aller. Pourquoi voulez-vous absolument prendre cela au sérieux ?

— Pour nous, dit le docteur Tao, nous voulons aller nous amuser en dehors de la ville. Nous profiterons de l’occasion pour faire une promenade sans nous inquiéter si l’annonce est vraie ou fausse.

— Vous avez raison, vous avez raison, dit le licencié Liéou ; demain matin, je chargerai quelqu’un d’apporter une cruche de vin et de nous suivre. Qui nous empêche de prendre cette excursion pour une promenade de printemps ?

Song-sîn voyait d’un côté que ses deux amis tenaient absolument à y aller ; d’un autre côté, il se disait en lui-même : « Quand cette jeune fille posséderait quelque talent, les gens de la campagne n’ont rien que de fort ordinaire : serait-il possible que ce fût une autre Chân-taï ? Quant à ces deux pièces de vers, je crois bien que je pourrai les faire beaucoup mieux qu’elle. » Après ces réflexions, il s’abandonna à toute sa jactance :

— Messieurs, s’écria-t-il en riant, allons-y, allons-y ; mais je p.171 crois que nous ne reviendrons pas sans avoir ri à mourir.

— Jadis, reprit le docteur Tao, quelques poètes avaient dressé un pavillon où ils gageaient en faisant des vers, et des musiciens les saluèrent en signe d’admiration. Quand on rencontre un théâtre tout dressé, qui empêche d’y jouer la comédie ?

  • Approuvé, approuvé, s’écria le licencié Liéou.

Ils entrèrent tous trois dans le couvent, et, après s’y être promenés quelque temps, ils se séparèrent en convenant que le lendemain, après s’être munis d’une cruche de vin, de chaises et de chevaux, ils sortiraient ensemble au midi de la ville pour chercher, tout le long de la route, les fleurs et les saules 179. Le jour suivant, à midi, ils se rendirent au village de Hiang-kin et demandèrent où était situé le jardin de Houân-hoa.

— Ce jardin, répondit un villageois, a été planté de fleurs par Ling, le richard, pour la résidence de sa fille. Le voici justement devant vous ; après avoir passé le pont de pierre, vous y serez.

Song-sîn l’entendant parler de la jeune fille de Ling-sîn, s’approcha de lui pour l’interroger.

— J’ai appris, dit-il, que sa fille, âgée de douze ans, a beaucoup de talent et d’instruction : dites-moi un peu si c’est vrai ?

— Nous autres villageois, répondit-il, comment pourrions-nous savoir si c’est vrai ou faux ? Songez, monsieur, que si des campagnards de notre espèce ont des talents, ils doivent être très bornés. Voici tout ce qui en est : comme Ling, le richard, possède un peu de biens, il se vante lui-même dans l’espoir d’accrocher un mari pour sa fille. p.172

— Je trouve vos raisons très justes, lui dit Song-sîn.

Dès que ces propos du villageois eurent pénétré dans son esprit, il sentit redoubler son audace. Alors, en compagnie de ses deux amis, Tao et Liéou, il traversa à pied le pont de pierre. Comme il approchait de la maison, il tira de son nécessaire un pinceau et de l’encre et écrivit sur un billet :

« Song, lettré retiré de la province du Chân-tong, vient avec le docteur Tao et le licencié Liéou pour s’informer de la jeune fille de talent et parler poésie avec elle 180. »

Il appela un domestique et le pria d’entrer avant lui et de présenter son billet.

En ce moment, Ling-kiang-sioué, qui était parfaitement sûre de l’arrivée de Song-sîn, avait prié son père d’inviter le bachelier Tching, et avait préparé une collation en attendant sa visite.

Dès qu’il eut lu le billet qu’on lui apportait, il alla au-devant d’eux avec son beau-frère pour les recevoir. A la vue des trois hôtes, le bachelier Tching prit le premier la parole :

— Messieurs, dit-il, nous autres gens de village, nous ignorions que vos trois seigneuries nous honoreraient de leur visite, et nous avons manqué de vous recevoir dignement.

— Par hasard, dit Song-sîn, en cherchant les beautés du printemps, nous avons entendu parler d’une fille de talent, et nous avons pris la liberté grande de lui rendre visite. Mais craignant de paraître peu respectueux, nous n’avons pas osé lui envoyer notre carte.

Pendant qu’il parlait ainsi, ils saluèrent tous trois Ling-sîn et entrèrent dans le salon.

p.173 Après les civilités usitées entre le maître et les hôtes, on leur offrit des sièges et on leur servit du thé ; puis ils déclinèrent tous leurs noms de famille et leurs noms d’enfance.

— Monsieur, dit alors Song-sîn à Ling, le richard, nous n’aurions peut-être pas osé vous rendre visite, mais ayant vu hier l’affiche de votre noble fille, nous avons appris que, dans un âge tendre, elle avait déjà un talent distingué. Aussi sommes-nous venus exprès pour lui demander des leçons.

Le bachelier Tching prit la parole à la place de Ling-sîn.

— Ma nièce, dit-il, est bien jeune et bien faible ; comment oserais-je parler de son talent littéraire ? Seulement, elle est née avec l’amour de l’étude. Mais ayant peu d’instruction, comme les gens de village qui vivent dans l’isolement et l’obscurité, elle a écrit des mots téméraires pour inviter avec respect d’aussi illustres lettrés à l’honorer de leur visite.

— Monsieur, reprit le docteur Tao, à quoi bon vous rabaisser ainsi ? puisque votre noble nièce est de la famille des poètes et des écrivains élégants, veuillez la prier de paraître un instant devant nous.

— Naturellement, répondit le bachelier Tching, ma nièce doit vous demander des leçons. Seulement, comme vos trois seigneuries sont venues de loin, je désirerais leur offrir quelques rafraîchissements. Mais des paysans comme nous n’ont que des mets grossiers, et je ne sais si j’oserais vous en offrir 181. p.174

— Monsieur, lui dit le docteur Tao, nous ne devons pas repousser votre bienveillant accueil, seulement nous vous importunons sans motif, et nous en sommes vraiment confus.

— Puisque vous voulez bien ne point nous dédaigner, reprit le bachelier Tching, je vous prie, messieurs, de vous reposer un instant dans notre modeste jardin.

En disant ces mots, il se leva et les conduisit dans le jardin de Houân-hoa. Dès que les trois étrangers y furent entrés, voici ce qu’ils remarquèrent :

Un monticule verdoyant répandait la fraîcheur de son ombre ;

Une rivière promenait mollement ses ondes azurées ;

Des saules touffus donnaient asile à des perdrix jaunes ;

Une multitude de fleurs se partageaient les vives couleurs de la porte peinte ;

Des sentiers sinueux se croisaient et s’entrelaçaient à l’infini ;

Une galerie élégante, aux balustrades découpées, se développait en serpentant et revenait gracieusement sur elle-même ;

Un pavillon sourcilleux se perdait dans les airs, et dérobait la lune assise sur des masses de nuages blancs.

Tantôt une jalousie à mailles serrées enveloppait en se relevant une hirondelle noire, tantôt en se déroulant elle laissait échapper une hirondelle brune ;

Puis, tout à coup, on entendait le gazouillement du loriot.

Sur un rocher qu’ombrageaient des sapins verdoyants, on jouait aux échecs, aux sons purs et harmonieux du kîn (guitare).

Devant une corbeille de fleurs qui semblaient verser une p.175 pluie rouge, on savourait du thé parfumé ou du vin délicieux.

On aimait à se promener dans ce modeste jardin. Quoiqu’il n’offrit point les sites charmants de Wang-tch’ouén 182, il empruntait assez d’agréments à son unique colline, et n’avait pas à envier les nobles beautés de la vallée d’or 183.

Les trois hôtes voyant que, dans ce jardin, tout respirait le calme et l’élégance, et que la disposition des sièges n’avait rien de vulgaire, ils n’osèrent les regarder comme des villageois. Or, tout était convenablement préparé pour les recevoir, de sorte qu’en un instant les tasses et les plats se trouvèrent rangés sur la table. Lorsque tout le monde eut bu largement pendant quelque temps, le bachelier Tching, voyant que le licencié et le docteur avaient cédé le pas à Song-sîn et l’avaient fait asseoir à la place d’honneur, il pensa que ce devait être un homme de mérite et redoubla d’égards pour lui.

— Respectable maître, lui dit-il, j’ai appris que lorsque vous vous promeniez dans la capitale, votre réputation a ému l’empereur lui-même. Aujourd’hui vous avez daigné venir dans notre pauvre village et nous honorer de votre visite ; en vérité, c’est nous procurer dix mille bonheurs !

— Monsieur, dit Song-sîn, il n’y a nul endroit où un p.176 homme de talent ne puisse se promener pour son plaisir. Les anciens disaient : « En haut, il peut demeurer avec Iu-hoang 184 ; en bas, il peut manger avec les mendiants. » Tel est précisément le rôle des hommes de notre rang.

— J’ai entendu dire, ajouta le bachelier, que Téou, notre honorable préfet, était intimement lié avec votre seigneurie.

— Dans l’exercice de sa charge, lui dit Song-sîn, le vieux Téou avait seulement avec moi de simples relations d’amitié : comment peut-on dire que je l’aie admis dans mon intimité ?

— En ce cas, répartit Tching, le bachelier, je demanderai à votre seigneurie quels étaient ses amis intimes ?

— S’il faut parler d’amis passagers, depuis M. Chân et au-dessous, il n’y a pas un duc, un ministre, un magistrat éminent qui ne soient de ma connaissance. Quant aux amis intimes (qui cultivent avec moi) la poésie et le wén-tchang (la prose élégante), je n’en ai pas d’autres que Li-yu-lîn de Tsi-chang, les deux frères Wang-fong-tchéou de Yûn-kién, Ou-tchouân-léou et Wang pé-iu de Sîn-’ân.

Le bachelier Tching lui prodigua alors les plus pompeux éloges.

— Monsieur, dit le docteur Tao, maintenant que nous avons été comblés de vos bontés, nous vous supplierons de faire desservir et d’inviter votre noble nièce à venir p.177 un instant nous donner des leçons, afin que nous ne manquions pas tous trois le but de notre voyage.

— Puisque tel est votre désir, répondit le bachelier, qu’on ôte le couvert. Quand ma nièce nous aura elle-même demandé des leçons, nous reprendrons notre entretien.

— A merveille, s’écrièrent-ils tous ensemble,

et se levant aussitôt, ils se promenèrent en attendant.

Le bachelier Tching entra dans l’intérieur et alla trouver Ling-kiang-sioué.

— Mon enfant, lui dit-il, votre démarche d’aujourd’hui a été on ne peut plus extravagante. Ce M. Song est un homme d’un grand talent ; Wang-chi-tching et Li-p’ân-long sont ses compagnons de poésie. Gardez-vous de le traiter avec dédain. Lorsque vous irez vous présenter devant lui, vous devrez avoir soin de prendre un air humble et bienveillant. Autrement, si vous êtes vaincue en concourant avec lui, vous laisserez voir votre ignorance 185, et vous serez couverte de confusion.

— Mon oncle, dit Ling-kiang-sioué en souriant, que m’importent Wang-chi-tching et Li-p’ân-long ? Veuillez vous tranquilliser. Je vous réponds que votre nièce ne risque pas de paraître ignorante. Si ce M. Song a réellement quelques parcelles de talent et d’instruction, je pourrai encore le traiter avec indulgence. Mais s’il est plein de fausseté et de présomption et qu’il ose me montrer du mépris, il faudra, mon oncle, que vous le gourmandiez vertement, pour empêcher que ses pareils ne viennent encore nous importuner.

p.178 Le bachelier Tching fit un grand éclat de rire.

— Comment peux-tu, lui dit-il, faire de tels calculs ?

A ces mots, ils se rendirent ensemble dans le jardin et allèrent voir les trois étrangers. Ceux-ci s’avancèrent au-devant d’eux. Au premier coup d’œil, ils remarquèrent que les cheveux de Ling-kiang-sioué descendaient sur ses épaules. Elle était simplement parée et portait un vêtement de couleur unie. Elle était svelte et gracieuse comme une déesse du lac Yao-tchi 186.

Belle comme le loriot et délicate comme l’hirondelle, elle était justement dans la fleur de la jeunesse.

Elle était encore plus attrayante qu’un bouton qui va éclore et qui recèle les plus doux parfums.

Ne vous étonnez pas si elle est née avec le talent du wén-tchang (du style élégant).

C’est la déesse de la littérature qui a été exilée sur la terre.

Après l’avoir vue, les trois étrangers furent secrètement saisis de surprise et d’admiration.

— Chez les magistrats de notre rang, se dirent Tao et Liéou, on n’a jamais vu naître une pareille jeune fille. De quelle espèce est donc ce villageois pour avoir donné le jour à une enfant si extraordinaire ?

Song-sîn était encore plus étonné. Il trouvait que pour la démarche et les manières, c’était exactement une autre Chân-taï. Il ne put se dispenser de s’avancer vers elle pour lui offrir ses civilités. Ling-kiang-sioué ramassa les pans de sa robe et lui fit une profonde révérence.

p.179 La petite paysanne que vous voyez, lui dit-elle, est née avec l’amour des lettres ; mais vivant dans l’isolement et l’obscurité au milieu des montagnes et des champs, elle a le malheur d’être privée des lumières d’un maître ; voilà pourquoi elle vous a attirés par des paroles extravagantes, dans l’idée de trouver de véritables poètes. Sans cela, comment aurait-elle osé fatiguer des personnages renommés et des hommes d’un illustre rang ?

— Il y avait déjà longtemps, reprirent ensemble le docteur Tao et le licencié Liéou, que nous avions entendu parler de votre talent supérieur ; mais honteux de la médiocrité de nos connaissances, nous avions craint de faire une démarche aussi légère qu’inconvenante. Comme M. Song est aujourd’hui le premier poète de l’empire, nous sommes venus pour lui tenir compagnie : c’est un vrai bonheur pour nous d’avoir pu contempler votre beauté divine.

Song-sîn voyant l’élocution naturelle et le langage habile de Ling-kiang-sioué, il éprouva d’abord une crainte sérieuse, et craignant de trop parler, il se contenta d’écouter en silence.

Après les saluts d’usage, on s’assit séparément, le maître à l’orient de la salle et les hôtes au midi. D’après les ordres du bachelier Tching, on apporta aussitôt deux tables à écrire, et l’on plaça l’une devant Song-sîn et l’autre en face de Ling-kiang-sioué. Chaque table était garnie des quatre trésors de l’écritoire 187.

— Monsieur Song, dit le bachelier Tching, puisque p.180 vous avez daigné nous honorer de votre visite (ce qui pour nous est vraiment une merveilleuse rencontre), il est convenable que vous donniez vous-même un sujet de composition. Mais comme c’est ma nièce qui demande avec instance vos leçons, elle ne peut manquer de montrer son ignorance. Seulement j’ignore quel sujet vous allez lui prescrire.

— Nous venons de boire, répondit Song-sîn ; ce n’est pas le moment de faire des vers. Maintenant que nous sommes venus une fois et que le maître de céans nous connaît, rien n’empêche que nous ne repassions de nouveau. Si vous le permettez, je reviendrai un autre jour de bonne heure ; nous écrirons soit un long morceau de prose, soit des rimes antiques, soit des vers libres ou une pièce dans le goût moderne, soit des vers réguliers ou des chansons. Nous composerons, suivant notre fantaisie, quelques-uns de ces morceaux, et nous ferons voir ce que c’est que la longueur d’un jour 188.

— Après avoir bu une cruche de vin, reprit Ling-kiang-sioué, Li-thaï-pé composait cent pièces de vers ; aussi a-t-il acquis une brillante renommée qui vivra pendant mille générations. Comment pouvez-vous dire qu’après avoir bu du vin, on n’est pas en état de faire des vers ?

— Après avoir bu, reprit Song-sîn, je pourrais, il est vrai, composer des vers, mais je craindrais qu’ils n’eussent quelque chose de rude et de grossier. Il vaut mieux être à jeun et posséder toute la fraîcheur et toute la p.181 netteté de son esprit ; on compose alors avec un soin délicat et les vers sont pleins de grâce et de charme.

— Tseu-kién, dit Ling-kiang-sioué, composa des vers au bout de sept pas, et son talent fournira pendant mille automnes un charmant sujet d’entretien 189. Serait-il convenable de choisir une autre époque et de temporiser ?

— Ma nièce, reprit le bachelier, vous n’y êtes pas du tout. J’imagine que M. Song, voyant que nous sommes des villageois, croit que nous ne devons rien entendre à la poésie. Voilà sans doute pourquoi il ne daigne pas composer à la légère. Je prie M. Song de donner d’abord un sujet ; quand tu auras composé un morceau, tu lui demanderas son avis ; s’il a du bon, qui sait si «
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