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Ce travail sur les poèmes du recueil A la lumière d’hiver de JACCOTTET a été réalisé par Christian FERRE, agrégé de Lettres modernes, pour ses élèves de Terminale L du Lycée Mistral à Avignon A la lumière d’hiver : présentation générale
Le volume qui porte ce titre est publié chez Gallimard en 1977, dans la collection « Blanche ». La page de titre mentionne « A la lumière d’hiver, précédé de Leçons et de Chants d’en bas ».Cette édition est reprise en poche en 1994, dans la collection « Poésie1 ». Ce volume de poche comportera en outre le recueil Pensées sous les nuages, d’abord publié dans la collection « Blanche » en 1983. En 1977, seul l’ensemble portant le titre de « A la lumière d’hiver2 » est inédit, à l’exception de quelques textes publiés en février 1976 dans la Revue des Belles Lettres sous le titre de « Fragments d’un poème en travail ». Leçons et Chants d’en bas ont déjà fait l’objet d’une publication à part en volume, respectivement en 1969 (Payot, Lausanne) et en 1974 (Payot, Lausanne). Dans le volume de 1977, Leçons est remanié etChants d’en bas, un peu retouché, est augmenté du poème liminaire, absent de l’édition originale.Leçons avait déjà été recueilli dans le premier volume en édition de poche des poèmes de Jaccottet,Poésie 1946-1967, publié chez Gallimard en 1971, dans la collection « Poésie ». Leçons en constituait la dernière partie, après L’Effraie, L’Ignorant et Airs. Il s’agissait de la première anthologie des poèmes de Jaccottet, destinée à un public plus large. Le texte de Leçons y était identique à celui de l’édition originale de 1969.Il existe donc deux versions de Leçons, la seconde ayant été établie par Jaccottet à l’occasion de l’élaboration du volume de A la lumière d’hiver. L’examen des variantes entre la version de 1969, reprise dans Poésie, et celle de 1977 révèle de nombreuses modifications significatives. Quant à chants d’en bas, si le travail de remaniement pour la réédition de 1977 est peu important, le sens du recueil est nettement infléchi par deux adjonctions : le poème liminaire, écrit après la disparition de la mère du poète et qui évoque cette dernière morte (p. 37), et le poème en italique (p. 53), qui semble servir de transition entre les deux parties du recueil (« Parler » et « Autres chants ») et dans lequel Jaccottet s’invective, se présentant comme un « sentencieux phraseur ». En 1977, Jaccottet est un poète reconnu, qui a déjà obtenu de nombreux prix littéraires. C’est également un traducteur réputé et un critique littéraire fécond puisqu’il a publié de nombreuses chroniques dans plusieurs revues ou journaux. A la lumière d’hiver confirme la place éminente qu’il occupe dans la création poétique contemporaine. La dizaine d’années qui précède et accompagne la publication du recueil est très riche sur le plan créatif. Outre l’édition des œuvres complètes d’Hölderlin dans la collection de la Pléiade, commencée au début des années 1960, Jaccottet publiele recueil Airs, un essai sur Gustave Roud puis un autre sur Rilke, un choix de chroniques littéraires, rassemblées dans L’Entretien des muses. Ilréalise aussiplusieurs traductions etcommence à écrire les proses qui constitueront Paysages avec figures absentes. Mais sur un autre plan, c’est une période sombre pour le poète, qui voit disparaître plusieurs proches. Le poète Ungaretti, dont il a été le traducteur et avec qui il a lié des liens privilégiés depuis les années 1940, meurten juin 1970.La sœur de Gustave Rouds’éteint en février 1971, Christiane Martin du Gard, une amie très proche, en novembre 1973. Gustave Roud, figure tutélaire, disparaît en novembre 1976, au moment où Jaccottet termine la suite qui composera « A la lumière d’hiver ». Surtout, sa mère est emportée par une longue maladie en mai 1974. Le décès du beau-père du poète, Louis Haesler, au milieu des années 1960, avait ouvert cette longue série funèbre. A la lumière d’hiver porte la trace de cette confrontation répétée avec la mort puisque Leçons et Chants d’en bas sont « deux livres de deuil ». Le premier a été écrit en hommage à Louis Haesler, comme Jaccottet le précisera bien plus tard dans la note d’ouverture de Tout n’est pas dit3: « Louis Haesler était un homme simple et droit ; on ne pouvait que l’aimer et le respecter ; plus tard, j’ai essayé de m’inspirer de sa droiture pour dire, dans Leçons, la douleur de la fin. » Le second évoque la mort de la mère du poète. A la lumière d’hiver entre en résonance avec la création poétique de Jaccottet qui précède : Leçons, publié dans une première version en 1969, a été écrit de novembre 1966 à octobre 1967. Il entretient, par sa date d’élaboration, par sa facture (on y trouve des poèmes dans l’ensemble brefs) et par le projet dont il procède des liens avec L’Effraie et, surtout, avec L’Ignorant. Les manuscrits du recueil – 145 feuillets qui témoignent d’un important travail d’élaboration –, révèlent en effet que Jaccottet veut prendre ses distances avec « Le Livre des morts », l’ensemble de poèmes qui terminaitL’Ignorant : « je suis gêné de ce que j’ai écrit. Corriger. […] Ce devrait être pour effacer Le Livre des morts et sous un autre titre » ; « J’ai eu le front de prêcher aux vieillards. Ce que j’ai vu m’impose pénitence4. » Ayant assisté à l’agonie de son beau-père, ayant été directement confronté à la mort réelle, Jaccottet dit s’en vouloir d’avoir parlé de la mort avec lyrisme et emphase – et il pense aussi à Requiem, dont il ne s’est pas encore, à ce moment-là, résolu à accepter la réédition5. Il se reproche d’avoir, avec « Le Livre des morts », « orné la mort […] d’autant de mensonges que d’images », faisant la part trop belle à « l’exaltation lyrique ». Avec Leçons, il entendproposer un autre discours sur la mort, non plus général et lyrique mais abrupt parce qu’en prise avec une mort particulière : « traduire exactement l’expérience » ; dire « le fait même de l’agonie » ; « il ne faut pas que j’en vienne ici à raisonner sur la mort6 ». Chants d’en bas poursuit la confrontation désormais plus âpre avec la mort mais est sensiblement différent sur le plan formel : le poème se fait plus résolument « poème-discours » : abandon des formes fixes encore pratiquées dans l’Effraie et l’Ignorant, renoncement aux concrétions d’Airs, choix de poèmes plus amples que ceux de Leçons, où Jaccottet cherchait encore la concentration du propos, comme en témoigne le travail de remaniement d’une version à l’autre. La rhétorique discursive est exhibée dans sa visée persuasive : tournures oratoires, soulignement des jointures de la pensée par des connecteurs logiques nombreux, hétérogénéité rythmique des vers libres, dont le déploiement est commandé par les nécessités d’une phrase sinueuse, alourdie d’incises, de parenthèses, de procédés suspensifs. Les textes de « A la lumière d’hiver » reconduisent la forme du « poème discours » mais pour laisser, cette fois, se déployer une parole plus sereine. Les détours de la syntaxe, les procédés rhétoriques – apostrophes, emphase, insistance, répétitions, chevilles discursives – ne manifestent plus la tension que la violence de la mort, les déchirements intimes et les questionnements angoissés sur les impostures de l’écriture imprimaient à Leçons et à Chants d’en bas. Si les doutes et les heurts qui traversaient ces recueils sont encore perceptibles dans le poème liminaire (« Dis encore cela » p. 71) puis dans la première partie de l’ensemble (p.77-82), ils s’y dissolvent aussi et font place, dans la deuxième partie (p. 85-97), à une parole qui dit le renouement d’un accord avec le monde et la confiance retrouvée dans la poésie. A nouveau désireux de traduire une expérience heureuse du réel et un apaisement intérieur, le discours poétique retrouve la voie de la rêverie. La violence et la virulence des deux recueils précédents s’effacent, comme absorbées par la douceur des images que cette rêverie invente.
Le volume publié en 1977 est-il une anthologie, qui compléterait le volume de 1971, ou un livre composé selon d’autres nécessités que le respect de la chronologie des textes ? Le regroupement sous un titre unique de deux recueils précédents et d’un ensemble de textes pour l’essentiel inédits plaide pour la deuxième perspective, d’autant plus que les trois ensembles de poèmes réunis n’ont pas le statut de recueils autonomes, à l’inverse de ceux qui avaient été regroupés dans Poésie. Pourtant, la « Note » finale (p. 99) maintient l’autonomie des trois parties, associant chacune à une période précise d’écriture et donc à trois moments distincts de l’œuvre. Elle rappelle ainsi que dix années séparent l’écriture de Leçons de celle de la « seconde partie » de « A la lumière d’hiver »¸ durant lesquelles est venue s’intercaler l’élaboration de Chants d’en bas. De fait, on l’a vu, alors que Leçons accuse une proximité avec les œuvres de la première période, les poèmes de « A la lumière d’hiver » sont plus proches de ceux qui suivront dans Pensées sous les nuages. La page de garde maintient cette distinction entre les trois ensembles en les présentant comme trois recueils différents, tout en semblant accorder, par le recours à des variations typographiques, une place privilégiée à l’un d’entre eux, qui donne son titre au livre. La « Note » et la page de garde tendent donc à suggérer qu’on aurait affaire à trois livres indépendants réunis en un volume. Or ce n’est bien sûr pas le cas. Jaccottet mentionne sans doute l’origine distincte de chaque partie du livre pour indiquer aux lecteurs qu’une grande partie du recueil n’est pas inédite et pour les resituer, même allusivement, dans des contextes de création spécifiques. Mais le titre du livre et la table des matières suppriment la distinction maintenue ailleurs : le volume s’y présente composé de trois parties, placées sur le même plan par la typographie, dont la dernière fournit le titre à l’ensemble. A la lumière d’hiver n’est donc pas un recueil de textes réunis selon une perspective anthologique mais bien un livre à part entière. Les trois ensembles qui le constituent ne sont pas des recueils indépendants mais des sections qui entretiennent entre elles des rapports étroits. Les deux recueils déjà publiés indépendamment sont absorbés dans une unité inédite, prenant une nouvelle résonance du fait de leur appariement d’une part et de leur association avec un nouvel ensemble d’autre part. Il semble que ce nouvel ensemble de poèmes intitulé, en 1976, « A la lumière d’hiver », forme le cœur du projet. A l’inverse des autres parties, celle-ci n’a pas donné lieu à un livre autonome, alors que sa matière eût été somme toute suffisante pour cela. Elle semble donc indissociable, dans l’esprit du poète, des deux autres ensembles dont elle a infléchi le contenu d’une part et dont elle oblige à une lecture renouvelée d’autre part. La « Note » de Jaccottet fait bien état d’une « version remaniée » de Leçons, dont elle suggère, discrètement, la singularité en la distinguant de la « version originale » du recueil. ConcernantChants d’en bas, la « Note » ne parle que de « quelques retouches et (de) deux adjonctions » mais accuse pourtant la différence entre les deux versions du recueil en différenciant implicitement « l’édition originale » du « présent texte ». Nous savons que les « deux adjonctions » en question sont essentielles : absent de la version de 1974, le poème liminaire, écrit après la mort de la mère du poète, oriente différemment toute la lecture du texte de 1977 ; quant à la violente apostrophe d’auto-dénigrement, elle annonce la tonalité et le contenu très troubles des « Autres chants ». Si le volume de 1977 est un livre plus qu’un recueil, on peut penser qu’il dessine un parcours, même si Jaccottet se défend de trop composer ses ouvrages. Si ce dernier oriente, dans la « Note » encore, la lecture des deux premières parties, en les présentant comme des « livres de deuil », établissant entre elles une relation, il ne dit rien du contenu de la troisième, dont il souligne plutôt l’élaboration fragmentée, alors que les deux autres ont été composées en un laps de temps plus ramassé. Les trois parties du livre se distribueraient donc selon un mouvement binaire : à un diptyque marqué par une inspiration commune viendrait répondre un troisième moment, qui se singulariserait. A la virulence de « Leçons », où Jaccottet s’affronte à la mort, ferait écho la mélancolie âpre de « Chants d’en bas », dans lesquels il développe une critique de sa poésie ; et c’est après avoir éprouvé la mort comme une absolue étrangeté et tenté de se dégager de la fascination mauvaise qu’elle exerce sur lui (Leçons), après s’être abîmé dans des inquiétudes mortifères (Chants d’en bas) que Jaccottet tenterait de reprendre assise dans le monde et de consentir à la finitude, à travers le souvenir d’une expérience gratifiante offerte par une claire nuit hivernale (A la lumière d’hiver). Notes sur les trois sections de A la lumière d’hiver
« Leçons » retrace les derniers moments de celui que Jaccottet désigne comme « le maître », de son agonie à sa mort. Jaccottet présente cet ensemble, dans ses manuscrits, comme un hommage au défunt. Jaccottet a indiqué avoir pris des notes au cours de ces journées, dont ses manuscrits portent la trace: par leur concentration, par la fréquence des énoncés nominaux, par l’effacement des liens syntaxiques entre les énoncés, les poèmes de « Leçons » évoquent en effet des notes, comme les fragments d’un journal (cet aspect était accentué, dans la version de 1969, par la mention des dates - « Novembre 1966-octobre 1967 » - en sous-titre).
Cet ensemble est plus disparate que celui formé par « Leçons ». Il est composé de quinze poèmes, répartis en deux moments, « Parler » et « Autre chants ». Un poème liminaire, ajouté en 1977, ouvre cette section, dans laquelle domine une tonalité mélancolique.
Suit en effet :
Cette section a donné son titre au recueil. Elle est liée à la précédente par les échos qu’elle fait entendre au débat sur la poésie qui dominait une partie de « Chants d’en bas » et par la méditation grave qu’elle propose sur la perte et la finitude. Mais le deuxième moment de cet ensemble déploie une poésie à nouveau très lyrique, à travers laquelle Jaccottet exprime ses retrouvailles avec la beauté du monde – en l’espèce celle d’une nuit d’hiver étoilée, qui éclaire le jardin – et où sa voix se fait plus sereine.
disantun espoir, une possibilité de salut
Jaccottet, A la lumière d’hiver : éléments de bibliographie
Gallimard, coll. « Foliothèque », 2006.
Cahier 14, 2001.
1 La pagination indiquée entre parenthèses renvoie à cette édition. 2 Nous utilisons les guillemets lorsque le titre désigne une des trois suites de poèmes dans le recueil du même nom et l’italique lorsque nous mentionnons le titre des recueils. 3 « Louis Haesler était un homme simple et droit ; on ne pouvait que l’aimer et le respecter ; plus tard, j’ai essayé de m’inspirer de sa droiture pour dire, dans Leçons, la douleur de la fin. », Tout n’est pas dit. Billets pour la Béroche 1956-1964, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1994 p. 7. Louis Haesler était le rédacteur en chef et l’imprimeur de ce journal local de Neuchâtel, en Suisse. 4 Cité par Judith Chavanne, « Le manuscrit de Leçons : sous le signe de la fidélité », in Philippe Jaccottet, sous la direction de Patrick Née et Jérôme Thélot, Cognac, Le Temps qu’il fait, Cahier quatorze, 2001, p. 144. 5 Requiem n’est en effet réédité qu’en 1991, assorti de « Remarques » qui rappellent les circonstances d’élaboration de ce livre de jeunesse et en critiquent le lyrisme excessif aux yeux de Jaccottet. 6 Judith Chavanne, « Le manuscrit de Leçons : sous le signe de la fidélité »,op.cit., p. 149, 151, 153. Page |